jeudi 5 octobre 2017

Coup de gueule infi' #29 : La petite cuillère et la pelleteuse (et la confiture salée)



- Le déplacement ? Non, le médecin a encore refusé de me le prescrire…

Tout en me répondant, ma patiente s’affairait à sortir de son grille-pain une tranche de pain noircie dans un coin en faisant levier avec la pointe de son couteau pour ne pas se bruler. Je venais à peine de terminer sa prise de sang qu’une cuillère s’enfonçait déjà dans le pot de confiture, que le café fumant était servi presque à ras bord dans le bol tâché par des décennies de petits déjeuner et que ma patiente assise une serviette sur les genoux, était prête à remplir son ventre creux. C’est que la petite dame était du genre à tourner aussi vite de l’œil après sa prise de sang que le lait à disparaitre dans le café qu’elle était en train de touiller avec délicatesse. Du coup, à force de malaises dans mon cabinet calmés à coup de jambes en l’air et de sachets de sucre, j’avais demandé à réaliser ses prises de sang chez elle, au plus près de la cafetière et du pot de confiture. Je retirais l’aiguille, je posais le pansement et trois, deux, un : TOP sur la tartine ! Et plus aucun malaise grâce à la magie sucrée. J’avais alors demandé au médecin traitant de prescrire le domicile permettant ainsi à ma patiente d’être remboursé de mon déplacement que je trouvais justifié.  


- … Il m’a dit « C’est avec les petites économies qu’on évite les grandes dépenses ! », vous imaginez ?

J’imaginais bien oui… Le médecin derrière son bureau en bois en train de refuser le déplacement de 2€50 à sa patiente qui n’était pourtant pas du genre à insister. Un médecin heureux d’avoir empêché l’infirmière libérale de faire un vilain trou de 2€50 dans celui de la sécu qui était déjà bien balaise. Assise à table, j’étais en train d’écrire sur les tubes colorés qui contenaient le sang de ma patiente et d’un coup, sans prévenir, je me suis sentie agacée par une multitude de petites choses, un peu comme si un voile de censure-du-moche s’était levé. Je n’entendais plus que le bruit de ses mâchoires qui découpaient bruyamment la tartine dont la confiture étalée en épaisseur s’écoulait dans le bol. Le mini-chien-moche bloqué dans la véranda pour éviter à mes mollets de se faire agresser s’impatientait et faisait ce petit bruit aigu et strident qui m’empêchait de me concentrer sur les tubes. La pointe de mon stylo qui fonctionnait mal et bavait essayait d’écrire sur la mini étiquette du tube l’identité de ma patiente qui, je vous le donne en mille, avait un prénom composé et un nom de famille à rallonge. Il était tôt, j’étais fatiguée, j’avais faim et là tout de suite maintenant, j’aurais voulu me téléporter sous une couverture avec mon chat, une cuillère et un pot de glace sous un bon feu de cheminée loin des confitures qui coulent, des veines impiquables et des médecins-radins.

« C’est avec les petites économies qu’on évite les grandes dépenses ! ». Bordel... En fait, j’étais agacée de la remarque de ce médecin obnubilé par un trou qu'il cherchait à tout prix à combler pendant que moi, infirmière libérale, je semblais prendre un malin plaisir à creuser celui de la sécu à coup de…


- Cuillère. Vous voulez une cuillère ?

J’ai relevé le nez vers ma patiente qui repue et sucr-réveillée me proposait une cuillère de confiture pour accompagner la tranche de brioche qu’elle avait déposé devant moi sans que je m’en rende compte… Une cuillère, c'est ça. En fait, je suis une cuillère qui creuse de petits trous dans celui de la sécu… Je regardais la cuillère posée de façon instable sur le bord du pot et qui s’enfonçait doucement et je me suis dit que le médecin avait peut-être raison. Que c’était en faisant de petites économies qu’on éviterait peut-être de faire grandes dépenses… Une douleur vive fouetta l’arrière de mon crâne me forçant à passer la main sur ma nuque : 


- Non mais ça va pas, tu t’écoutes là ? Pendant que tu y es, ne facture pas la prise de sang comme ça le système de santé sera tellement fier de toi qu’une fois arrivée à ta retraite à 67 ans il te fera l’ultime honneur d’épingler sur ta sacoche de soins la « Médaille du mérite de celle qui n’en a pas ! ». T’auras l’air bien con ce jour-là avec ta cuillère dans la main « C’est pas moi m'sieur de la Sécu, c’est ma cuillère qui a fait des p’tits trous dans le vôtre qui est trop gros ! » Mais merde ! Si toi tu es une cuillère alors eux, ce sont des pelleteuses !


Elle, c’était mon autre moi. Celle qui gueule quand elle trouve que quelque chose n’est pas juste, celle qui va aux manifestations, celle qui zappent de chaine parce qu’elle est énervée, celle qui a parfois les yeux rouges-larmes-de-colère et qui me tacle l’arrière du crâne quand je m’enfonce alors que je devrais me redresser.

Si je suis une cuillère alors eux, ce sont des pelleteuses...

D’un coup, j’ai repensé au chirurgien qui avait facturé une semaine plus tôt 60€ une consultation de surveillance de plaie à mon patient dont j’avais refait le pansement le matin-même et qui avait conclu les dix minutes du rendez-vous par un « Votre infirmière vous refera votre pansement ! ». Le chirurgien n’avait même pas pris la peine de refaire le pansement de sa « consultation-pansement » (c’est dire comme le nom de certaines consultations portent parfois mal leurs noms) et le patient m’avait appelé affolé avec sa plaie suintante seulement protégée par une compresse et un bout de sparadrap. Un petit coup de pelleteuse à 60€ discrétos et un deuxième passage, gratuit cette fois, pour que refasse le pansement qui va bien…

Et puis j’ai repensé à mon autre patiente. Une patiente que je connais depuis des années et dont j’ai géré les tous premiers soins d’escarre à la fesse quand elle a compris que ceux réalisés par son mari n’étaient plus efficaces. Et puis il y avait eu l’infection et l’hôpital avec la chirurgie pour nettoyer tout ça et puis les perfusions d’antibiotiques et le VAC (une machine sous pression négative qui permet s’aspirer les sécrétions tout en gardant un milieu clos, stérile et qui est censé faciliter la cicatrisation). Ma patiente était rentrée chez elle avec ses perfusions et son VAC grâce à l’HAD (L’Hospitalisation A Domicile) et d’un coup, plus de nouvelle hormis celles que me donnait régulièrement son mari.
Plus tard, les perfusions ont été arrêté, le VAC également et alors que plus rien ne justifiait le maintien de l’HAD pour de simples pansements d’escarre, je n’avais toujours pas de nouvelle d’une reprise de mes soins… Alors j’ai contacté l’HAD et on m’a répondu qu’ils continueraient les pansements d’escarres même si la patiente voulait être soignée par moi parce que leurs passages étaient prescrits par un médecin. Et lorsque je leur ai demandé s’ils trouvaient justifié de facturer à la sécurité sociale 200€ par jour (relevés AMELI de la patiente à l’appui) des soins que je suis capable de faire pour 40€20 la gentille dame-au-ton-bien-trop-aimable-pour-être-sincère m’a expliqué :

- De toute façon, on est en droit de passer si les soins durent quinze minutes au moins !

Je venais d’apprendre deux choses. La première : que je n’étais pas prête de revoir ma patiente, et la deuxième : que l’HAD allaient bientôt être en droit de reprendre la quasi-totalité de mes soins étant donné que même une prise de sang sur des veines compliquées ou qu’une injection retard chez un patient suivi en psychiatrie me prenaient parfois plus de quinze minutes… Mais où va-t-on ? Lorsque je lui ai demandé sur quels textes elle se basait pour justifier les « Quinze minutes de soins ». Elle m’a simplement répondu :

- C'est le médecin de l’hôpital qui décide… 

Ce n’était donc pas de sa faute à elle, c’était à cause de celui qui prescrit sans savoir. Un point partout, la balle au centre et tout le monde est gagnant… « Ou perdant », question de point de vue. Parce que moi, en tant que contribuable qui paye ses impôts pour permettre au système de fonctionner ça m'a un peu fait mal où tu penses (et là on parle plus du trou de la sécu). Je me suis demandée combien ça coutait cette histoire depuis les trois mois que l’HAD intervenait chez ma patiente pour des pansements réalisables par mes soins : 

200 € x 90 jours = 18 000 €
J’ai fait le calcul pour voir ce que j’aurai facturé à la sécu : 3714 €. Plus de 14 000€ d'écart, à ce prix-là, on ne creuse plus le trou de la sécu avec une cuillère mais bien avec une pelleteuse. Et je ne parle là que d’un patient, sur une commune, dans un département, d’une région perdue au milieu d’un pays tout entier recensant plus de 300 HAD. J’ai contacté l’ordre infirmier par mail et par téléphone mais on ne m’a jamais répondu…

Et puis hier soir, mon mari m’a dit en triant ses papiers « Tiens, tu te demandais où étais rendu tous les cathéter périnerveux dont tu t’occupais habituellement ?» avant de me tendre un courrier plié en trois. Les cathéters périnerveux, ce sont des soins assez courants de chirurgie de l’épaule en nette progression depuis que le fer de lance de l’économie de santé se base, entre autre, sur l'augmentation de l’ambulatoire. Je facturais ses soins en « non-remboursables » (en gros le patient payait de sa poche) une soixantaine d’euros pour trois jours de soins car la sécurité sociale refusait de mettre à jour la nomenclature des actes infirmiers pour nous permettre de répondre à la demande de soin. J’ai fini par prévenir le service qui me les envoyait pour ne pas prendre les patients en traitre et depuis ce jour, plus de patient à soigner. Rien. Et pour cause, la lettre que j’avais entre les mains était écrite par l’HAD elle-même qui expliquait qu’elle prenait maintenant en charge les surveillances de perfusions et des pansements simples d’épaule pour 600 € (non notifiés sur le courrier, j’ai fait les calculs moi-même). 

Ce soir-là, je me suis sentie aussi seule et aussi impuissante que la cuillère à confiture que je regardais s’enfoncer toujours plus profondément dans le pot…


- Vous êtes sûre que vous n’en voulez pas une cuillère ?

J’ai remercié ma patiente et j’ai décliné son offre en repoussant doucement de la main son pot de confiture. Ce n’était pas d’une cuillère dont j’avais besoin. Je voulais qu'on m'explique comment aider la sécurité sociale à combler son trou alors qu'elle même ne faisait rien pour empêcher certains de le creuser davantage. Malheureusement, entre une petite cuillère et une pelleteuse, le combat semble perdu d'avance... Et comme le dit aimablement chaque année l'agent de la CPAM qui vient à mon cabinet faire mon bilan des gains et dépenses « Il va falloir renforcer les efforts pour faire des économies et combler le trou ! ». Il y a vraiment des paroles qui ont le goût de la confiture salée et dans lesquelles ont bien obligé de plonger la cuillère...

La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...