vendredi 18 août 2017

J'ai la trouille.




Cette poignée je la regarde et je n’ose même pas y toucher. C’est con quand on sait combien de poignées de porte mon métier d’infirmière libérale me fait toucher. Il y a les portes qui grincent, celles qu’il faut forcer un peu, celles qui nécessitent un petit coup d’épaule, celles qui s’ouvrent sans trop d’effort, et il y a la tienne. 
Le service est calme et j’entends à peine les soignantes discuter au fond du couloir. J’ai pris une grande inspiration et je me suis avancée le bras tendu pour toucher la poignée, et d’un coup la porte s’est ouverte. Celle qui sortait de ta chambre a ouvert de grands yeux quand elle m’a vu, un peu surprise peut-être de me voir ici, ta mère.


- Oh ! Vous êtes venus le voir ! 

En fait je ne venais pas vraiment te voir, je venais te dire au revoir. Ta mère est tellement belle et triste si tu savais. Elle a toujours cet air de star de cinéma, mais avec aujourd'hui ce côté Deneuve en deuil. Appuyée contre le mur tout près de moi elle me chuchote des mots terribles à entendre de la bouche d’une mère, même quand le fils aurait l'âge d'être grand-père. Mort, enfant, peine, tristesse, et puis Amour aussi et tendresse beaucoup.
Avec ta mère, je reste à discuter de longues minutes de la mort, de la tienne en fait. Elle s’inquiète et se demande comment ça va se passer. Moi je lui explique ce que j’ai vu lorsque je travaillais en soins palliatifs. Je lui explique qu’une fois le corps en souffrance apaisé, il y a comme une prise de conscience de l’inconscient, que l’âme semble dénouer les derniers nœuds d’une existence et que l’esprit semble prendre du recul, un recul sur sa vie :


- La mort, je la vois un peu comme l’ultime lâché prise d’une vie. On peut lâcher prise et sauter à l’élastique, partir à l’autre bout du monde ou tout plaquer et recommencer en mieux, mais je crois que le lâcher prise le plus difficile dans une vie reste celui de devoir quitter la sienne.

- ... Je crois que je lâcherais plus facilement prise sur ma propre vie que sur celle de mon fils…


Elle a regardé ses ongles parfaitement vernis de rouge avant de relever les yeux vers moi et de continuer : 


- Comment vous faites pour être aussi forte ?

Ses yeux étaient plongés dans les miens : « Je ne suis pas forte, j’ai la trouille ». La trouille, voilà ce que je lui ai répondu. J’ai la trouille de toucher une poignée de porte. J’ai la trouille de prendre ta main. La trouille de te dire au revoir en sachant que je ne te dirais plus jamais bonjour. Alors que depuis quatre années je t'ai soigné chaque jour, écouté, soutenu comme je l'ai pu avec tout autant de cafés et de thés que nécessaire. De pleurs et de rires partagé dans ton jardin, auprès des tiens ou dans l'intimité de ce garage que tu aimes tant. Je ne suis pas forte dans ce couloir face à ta mère, non. J’ai juste la trouille de te laisser partir. J’ai senti sa main enserrer mon épaule et puis elle m’a dit « Il va être heureux de vous voir, c’est tout ce qui compte ». 

Tout ce qui compte. Tout ce qui compte. 

Je n’ai eu de cesse de me répéter ces quatre mots alors que ma main touchait la poignée froide de ta porte. "Tout ce qui compte" alors que je contournais ton lit avec toi dedans, tout petit. "Tout ce qui compte" lorsque j’ai pris ta main entre les deux miennes... Tu as ouvert les yeux. Tu avais du mal à parler et puis une larme à couler sur ta joue en terminant sa course entre tes lèvres qu’un sourire avait ouvert. Heureux.

J’ai la trouille, mais tu es heureux et c’est tout ce qui compte.


La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...