mardi 29 mars 2016

Parler de soi et comprendre l’autre.

- A quoi ça ressemble un 90 B ?... A ça ! 

Alors que j’étais à genoux pour lui refaire son pansement, je me suis redressée. Deux petites formes cachées se dessinaient sous le graphisme de mon t-shirt représentant un corbeau tenant dans son bec une rose rouge et perché sur un crâne. " Rock & Roll ". La quadra’ venait de se faire opérer des seins et elle avait demandé au chirurgien de la soulager d'un 100 D qui la complexait depuis sa dernière grossesse. A la vue de ma poitrine, un large sourire envahi son visage. 
Elle en avait plein le dos depuis trop longtemps et était pressée de découvrir son nouveau corps. Mais les cicatrices étaient boursoufflées, la poitrine était encore durcie par l’œdème et ne ressemblait pas vraiment à ce qu'elle avait commandé. Je sentais poindre chez elle l’inquiétude de ne pas réussir à intégrer sa nouvelle morphologie, alors je me suis redressée. 

Nous avons parlé fringues, nous avons discuté complexes et dentelles. Je lui ai dis que sa poitrine allait être magnifique et nous avons souris en pensant à l’importance du contexte pour dire ce genre de choses. La prise en charge des pansements chez cette dame se déroulaient depuis le début dans une angoisse mêlée de gêne, jusqu’à ce moment. Jusqu’au moment où elle avait pu regarder mon T-shirt, imaginer les petites formes qui se dessinaient à travers en se disant qu’un jour elle aurait les mêmes... 

J’ai longtemps pensé que pour être infirmière il fallait simplement écouter l’autre. L’écouter se plaindre, l’écouter pleurer, l’écouter geindre, gueuler ou chouiner. 

Et puis un jour où j’étais étudiante infirmière en stage dans un lycée, une toute jeune femme m’a dit :  « Mais vous, vous feriez quoi à ma place ? ». 

Une boule bloqua net ma respiration pour s’encastrer au plus profond de moi. Comme pour faire remonter ce que je m’efforçais d’oublier. C’était comme si mon passé était revenu pour me tacler l’arrière du crâne en me disant « Tu vas quand même pas laisser passer ça ? ». Comme si je me voyais en face de moi-même. En face de celle que j’avais été...

Son tout petit corps d’ado tressautait sous les larmes. Assise au bord du lit de l’infirmerie, elle pleurait tout ce qu’elle pouvait. La jeune formait sur elle-même une masse de fragilité que j’aurai eu envie de protéger dans une boite pleine de coton. Ses deux jambes fines étaient enserrées dans un épais collant rayé de noir et de blanc. Ses coudes étaient en appui sur ses genoux et elle noyait ses mains dans une masse de cheveux longs ondulés. Elle tentait de cacher ce visage que je connaissais trop bien. 
J’ai gardé le silence et je suis sortie lui chercher un verre d’eau. C’est tout ce que j’étais capable de faire à ce moment là. L’infirmière scolaire m’a simplement dit « Elle pleure encore son petit copain ? ». J’ai relevé les épaules faisant mine de ne pas comprendre ce qu’elle avait et elle m’a donné une boite de mouchoirs en papier. Je suis retournée dans la pièce assombrie par le volet à moitié fermé. 

Appuyée contre le mur, j’ai pris une grande inspiration et je lui ai dis ce que j’aurai aimé entendre des millions de fois : 

- Ce que je ferais si j’étais à ta place ?... Je vais te dire ce que j’ai fais moi… J’ai décidé que ce qui s’était passé ne serait plus le centre de ma vie. Que ce ne serait plus ce qui me déterminerait Moi, ou qui déciderait de quand je dois être heureuse ou malheureuse. Je voudrais te dire que ça va aller et que tout ira toujours bien. Mais tu es intelligente et tu sais déjà que ça n’arrivera jamais. Qu’il y aura des moments difficiles où l’envie de tout plaquer se fera ressentir. Des moments de crises de larmes à t’en décrocher le cœur. La gerbe et les regards évités dans le miroir parce que ton visage est comme recouvert par cette énorme cicatrice de ces mots marqués au fer rouge que tout le monde semble remarquer : « VIOLÉE ». 

Elle a relevé les yeux vers moi, et j’ai continué. 

 - Il y a des moments où je rechute, parce que cette cicatrice je la vois encore de temps en temps même si je m’efforce d’y mettre du fond de teint de bonne humeur, même si j’essaie de me persuader que je peux être tout aussi jolie sans... Cette histoire fait partie de toi, tu n’as pas le choix. Le seul choix que tu as c’est une obligation en fait : celle de ne pas la laisser te détruire. Parce que tu es bien plus forte que tout ça. Fais-toi confiance… 

Elle s’est essuyée le nez avec le revers de son sweat à capuche trop grand pour elle. Elle m’a regardé comme personne ne m’avait encore regardé : avec les yeux de celle qui se regarde elle-même. Flippant. Elle a baissé le regard vers ses chaussures en triturant ses ongles courts. Elle m’a demandé comment je le vivais. Je lui ai répondu que « je le vivais, tout simplement » mais que ça allait et que tous les jours ça irait encore mieux, parce que ce n’était plus ce qui me déterminait maintenant. 

J’aimerai dire que ces mots l’ont soulagé. Qu’ils l’auront sauvé de tout ce par quoi je suis passée. J’aimerai me dire qu’il suffit de poser des mots pour permettre à l’autre d’aller mieux, mais on sait tous que c’est insuffisant. 
Ce que j’ai compris ce jour là, c’est que partager un peu de soi, peut parfois permettre à l’autre de se rattraper à quelque chose quand il se pense seul et perdu au fond du trou. Un peu comme une échelle de corde qu’on laisserait à côté de lui pour le jour où il se déciderait à sortir de son trou noir… 

Je peux parler « violence sexuelle » comme je peux parler « poitrine » et « dentelles ». Je peux parler « alcoolisme d'un père » comme je peux parler « tatouage » en montrant les miens ou « enfants » en regardant les photos des siens. Je peux parler coiffure, musique, chat, espoir ou désespoir, mutuelle et prévoyance, compote pour bébé, IVG ou 90B. 

Alors bien sûr, parler de soi, ce n’est pas toujours parler de choses intimes et graves et certains diront que c’est hors contexte dans le cadre du soin, parce que le partage d’histoire dépasse l’empathie. Mais je connais trop le pouvoir des mots pour ne pas l’utiliser quand je sens l’autre sombrer et je me fais confiance pour capter ce moment magique et important qui est en train de se jouer entre deux personnes que le soin ne concerne plus vraiment. 


[ illustration du géniallissime Rocio Montoya

La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...